Bataille intérieure

Publié le par Antholan

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Le cerveau : Le jury a dit vingt pages.

L’idéaliste : Vingt pages ? Mais c’est dérisoire ! Que peut-on raconter qui tienne sur vingt pages et marque les esprits ?

Le cynique : Sexe, drogues, love, people… Du scandale quoi ! S’il est question de plaire, c’est la seule affaire ! Vingt pages ? C’est bien assez ! Quand on sait comme le public est prêt à s’investir…  Ce ne sont pas les poches qui sont trouées pourtant. Mais c’est le temps. On a plus le temps.

Le mystique : Le cynique a raison dans son tort. Une seule phrase peut suffire pour tout changer.

L’idéaliste : Alors il faudra frapper fort. Chaque phrase devra être conçue dans l’intention de refaire le monde, chaque phrase sera un pavé lancé dans les marécages de la pensée. Dans le fond, le rôle de l’écrivain n’a jamais changé et même s’il se noie à présent dans une soupe d’abondance où médiocres et génies sont indifférenciés, sa bouée se situe là : dans cette volonté d’aider autrui à se libérer de ses chaînes.

Le mystique : Oui, tout être accompli devrait tenter de dépasser son statut de contemporain. Un bon livre se doit de le sous-entendre. Non pas qu’il faille changer pour l’unique désir de changer mais, à l’instar de la nature qui l’a fait naître, chacun de ses pas doit le conduire à perfectionner ce qu’il est.

Le cynique : Parce que vous pensez qu’aujourd’hui la révolution est très cotée ? La demande en est plutôt inexistante. Comment voulez-vous  faire entendre votre voix si vous restez sourds à ce que réclame le public ? Du pain et des jeux. La voilà la formule miracle ! Le divertissement est le seul véhicule qui touche un large public et vos messages, si subtils soient-ils, resteront muets tant que vous nierez la réalité des faits. Le fond, s’il est porteur d’idéal, doit se dissimuler sous la forme, s’égrener tout en subliminal sur l’axe de la médiocrité.

Le mystique : Et que fais-tu de ta dignité ? Pourquoi choisis-tu de te prostituer à l’objet même de ton aversion ? Quel être déchiré tu dois être à ne jamais pouvoir accorder tes actes à ta pensée !

L’idéaliste : Oui et pourquoi souhaites-tu apporter ta pierre à l’édifice de cette déliquescence culturelle ? Tu es si désespérément… Désespérant… Pour lutter contre la léthargie de ce siècle, il faut faire tomber les œillères, il faut montrer du doigt ce carcan létal dans lequel s’enfonce la plupart de nos congénères. Ils ne sont pas si bêtes, encore moins méprisables mais à force de penser seuls, ils ne pensent plus très forts. Je suis persuadé que la révolte fomente en chacun d’eux. Ils ne sont pas heureux…  Est-ce si difficile de s’en apercevoir ? Je ne saurai me taire tant que l’art  servira seulement  à nous convaincre de l’absence de toute révolte. Voilà pourquoi nos mots doivent avant tout être leurs alliés : ils ne peuvent avoir d’autre but que de persuader  le lecteur que l’alternative entre le « marche ou crève » est encore possible. Que nos mots puissent servir de catalyseurs pour débrider la société, voilà ce qu’il faut avant tout viser.

Le cynique : En somme, vous me reprochez d’être lucide. Je serais le premier à suivre votre utopique discours si la vérité me le permettait. C’est à moi qu’il revient de vous délivrer  de vos œillères. Imaginez d’avoir été tout une vie durant le pantin d’une secte frauduleuse. Un jour, on vous persuade que toutes vos croyances et vos acquis, le fil rouge de votre vie, gravitent autour d’une conception erronée du monde qui, de plus,  profite à des gens vénaux qui s’enrichissent sur le dos de votre crédulité. Qu’il est inéluctable qu’après cette prise de conscience, la seule issue pour sauver votre intégrité soit pour vous de tout plaquer : proches, profession, idéaux, tout !  Croyez-vous dès lors messieurs les irréprochables que vos lecteurs auront la force de vous suivre ? Ils nieront en bloc. Car la vérité ne s’assène pas comme on enfonce un clou. Pire ! Ils vous haïront. A force de remuer des couteaux  dans les plaies, bien des prophètes en ont fait les frais.

L’idéaliste : Et alors ? C’est beaucoup trop facile ! Ton pessimisme réconforte les gens dans l’idée qu’il n’y a plus rien d’autre à espérer si ce n’est que tout se passe le moins douloureusement possible. Ils se complaisent dans l’idée que quoiqu’on fasse, aucun changement ne se produira. Nous ne voulons pas les avachir dans un confort nihiliste. Et puis les prophètes n’en ont pas moins eu leurs disciples ! Je préfère être le maudit de ma génération et que le fond de mes pensées trouve un écho dans la postérité.

Le cynique : Dois-je te rappeler que le jury est déjà né ?

L’idéaliste : Bah ! Je me contrefous de la critique, de l’hémicycle politique, du poétiquement correct. Je suis du côté du terroriste. Sans ambages ! J’écris d’abord pour tuer. 

Le mystique : Trop de lucidité mène à la folie. A écouter votre diatribe, je me désenchanterais d’écrire quoique ce soit. J’ai du mal à vous comprendre. Vous semblez si différents et si proches à la fois. Ce qui vous sépare est ce qui vous rapproche. Cette peur d’être incompris du monde, ce nihilisme qui n’envisage aucune renaissance. L’un attend la destruction tandis que l’autre s’en va la provoquer. Quelle candeur de croire que sur les gravats, une société rudérale refleurira, lavée de toute sa noirceur. Retenons ce que l’histoire a bien voulu nous apprendre ; bien des  révolutions ont déjà brisé vos espérances. Il ne tient pourtant qu’à l’homme de sortir de sa prison cyclique. Il ne s’agit pas, une fois de plus, de tout faire sauter mais de trouver ce vide en nous qu’il faut combler.

Le cynique : Et tu te penses plus avancé ? Je ne vois guère la place pour combler un vide dans ce trop plein de production ou la plèbe, devenue boulimique, ingère absolument tout et son contraire. Virer les marchands du temple ? On nous traitera de tortionnaires ! Etre soi-même le marchand et si tant est que nous voulons agir, le faire de l’intérieur avec les outils dont nous disposons.

Le mystique : Il ne s’agit pas d’un vide matériel mais plutôt d’une carence spirituelle que nous cherchons vainement à remplacer. L'esprit occidental est affecté par un grave trouble que j’appelle la « normose ». Ce positivisme, qui sévit depuis maintenant trop longtemps annihile la dimension spirituelle et mystique pourtant essentielle à l'homme. Car à force de réclamer une explication causale à tout ce qui nous arrive et de fustiger tout ce qui semble selon cette conception anormale, la raison technicienne nous accule à la négation du sujet et de cette quête d'absolu inhérente à l'homme. La science désacralise tout sur son passage et se targue de nous avoir sorti de l'obscurantisme moyenâgeux. Quelle suffisance ! Notre nuit à nous est sans doute bien plus opaque si l’on considère ce que les connaissances techniques nous ont apporté. A l'ère du numérique, que sommes-nous à part des numéros ? Dans cette apogée du consumérisme que sommes-nous à part des capitaux ? En voyant cela, je suis intimement convaincu qu’il nous manque une sagesse. Et si le sacré fut trop longtemps instrumentalisé, réduit à néant par de dogmatiques institutions qui avaient la prétention de saisir ses rouages, le nier est tout aussi grave. L'inconnu pourtant se retrouve chez les poètes, chez les shamans, les anachorètes et autres sorciers vaudou. Au mieux, regardons-nous ça comme quelques curiosités ésotériques. Vous voulez des penseurs ? Libérez les fous de leurs asiles et enfermez-vous-y !

L’idéaliste : Tu vas beaucoup trop loin ! Cependant je te suis sur un point : en tant qu’écrivain nous devons nous méfier des dogmes. Qu’ils émanent de la science, des religions ou d’une quelconque idéologie, ils sont autant de concepts figés acculant l’homme à ne plus penser par soi même. Le langage est une arme à double tranchant. Il peut tout aussi bien guérir que tromper. Aujourd’hui, quelque chose dans sa nature se modifie sous la contrainte cartésienne d’un monde qui le pousse à se substituer aux idées, aux émotions, aux opinions. Pour faire tomber les lieux communs, les prêts-à-penser faisant de nous de vulgaires pantins mécaniques « garantis septante ans », nous devons résoudre le problème de la passivité.

Le cynique : Si tu veux faire tomber les lieux communs, cesse d’abord de t’abreuver de mythes ! David contre Goliath c’est une utopie ! Dans l'univers médiatique du temps réel, la médiation n'est plus nécessaire, aucun effort à fournir non plus, nul savoir, ­nulle bibliothèque, plus rien. Tout est là, tout de suite sous la main si le besoin se fait sentir. Face à internet et les mass-médias, que pouvons nous-valoir ?

L’idéaliste : Dans le fond, pas grand-chose bien entendu. Je mise d’avantage sur la capacité d’indignation de chacun pour se rendre compte qu’internet est une forme d'anti-intellectualisme particulièrement préjudiciable puisque ce n'est même plus une idéologie qui nous la propose, c'est une technologie qui nous l'offre. J’en appelle donc à la dignité de chaque être humain possédant une conscience. Ne soyons pas ce vivant stérile incapable de raisonner.

Le mystique : Et alors comment comptes-tu t’y prendre ? Si tout écrit aussitôt publié tombe dans l’oubli de l’abondance, pourquoi vouloir écrire ? Ne pouvons-nous pas simplement rester ces écrivains en puissance ? Si l’on prend un génie, Spinoza par exemple, ce qui fut le plus difficile n’est pas d’avoir écrit l’éthique, mais plutôt d’être devenu Spinoza !

Le cynique : Tu divagues comme toujours ! Comment veux-tu que le jury nous croie si rien n’est ostensible ?

Le mystique : ils n’auront qu’à nous croire sur parole ! Vous vous méprenez sur mes intentions. Je veux dire que l’acte

d’écrire obéit avant tout à un mouvement intérieur, à une volonté de se réaliser qui se situe loin de vos préoccupations sur la portée d’un message ou sur la célébrité. L’écrivain décidé à poser la plume a déjà accompli la plus lourde tâche car il est devenu ce qu’il est. Il peut par cette quête initiatique qu’est la découverte de son être, ordonner un chaos qui chaque jour s’amplifie, accoucher de son esprit ses ressentis et les assembler afin de leur donner un sens, une naissance. Ainsi seulement il s’aidera et sera ensuite en mesure aider les autres.

L’idéaliste : Ne crains-tu pas qu’alors, le contenu de ta pensée ne devienne trop obscur pour le lecteur qui voudrait bien te lire ? Et puis on a dépassé l’ère de l’égotisme et de la découverte du « je », aujourd’hui il est plus que temps de repenser le « nous ». Alors que le monde subit des crises identitaires, des conflits de civilisations, la révolte des nations, que l’individualisme s’érige en dogme et que les gouvernements sont dirigés par des êtres cyniques, hypocrites et vénaux, l’écrivain ne peut être qu’un écrivain de combat. C’est par le pamphlet qu’il revient de poser la question de savoir combien de temps nous allons encore supporter ces exactions. Il n’est pas dit que cynisme et démagogie soient les uniques horizons de la politique. Je ne serai pas de ceux qui se réfugient dans leur œuvre. L’heure est à la dénonciation, redoutable tâche humaine que de jeter l’alarme aux jours de grand péril mais s’il le faut je suis prêt à crier malheur sur mes contemporains. Il en va de l’honneur de la profession ! Je me mentirais à moi-même si je devais renoncer à ce combat.

Le mystique : Mais rien dans mes propos n’excluent les tiens. Seulement, dans ton élan humaniste, tu fais fi de toi-même. Une réflexion sur soi-même n’aboutit sûrement pas comme tu sembles le pressentir à exacerber l’individualisme mais plutôt à reconsidérer avec plus d’humilité notre place au sein de la grande entreprise humaine. En s’ouvrant à soi, on s’ouvre d’avantage aux autres. Préfères-tu que ton prochain pense en autodidacte ou souhaites-tu lui imposer ta vision du bien et du monde sans qu’il y prenne part ? Je ne doute pas de la justesse de ton discours, cependant la coercition que tu veux exercer sur les consciences a tout du monarque, aussi bienveillant sois-tu. Ta violence n’essuiera que du déni comme l’expliquait le cynique.  La parole de Socrate prend ici tout son sens ; connais-toi toi-même. Il aurait tout aussi bien pu dire, par toi-même parvient à la connaissance. Toute l’idée des lumières, du « sapere aude » se retrouvait déjà dans la maïeutique. Pour qu’une société avance, il ne suffit pas qu’une poignée d’individus sorte du peloton pour continuer la course seule. Comme toi, ils finiront par s’essouffler et  rejoindrons les rangs du même peloton qu’ils avaient quitté. Mieux vaut encore se perdre que de se sauver tout seul et ce serait faire tort à son espèce que de vouloir avoir raison sans partager sa raison.

Le cynique : Tout cela est touchant, certes. Mais qui croyez-vous atteindre par ce genre d’abstractions à part quelques hurluberlus très haut perchés dans le monde des idées ? Non, il faut revoir, simplifier et vulgariser autant que possible votre frénétique ardeur ! La critique doit avant tout être en notre faveur.

L’idéaliste : Le jury tranchera surement en faveur de l’engagement.

Le cynique : Le divertissement avant tout !

Le mystique : La critique est un non-sens ! On ne lit pas pour connaître la pensée d’un auteur mais pour faire éclore le germe de nos propres intuitions.

Le cerveau : Je vous en prie, cessez de vous interrompre, de vous répandre tous azimuts ! Mon crâne explose ! Tâchez d’exposer clairement vos intentions. Vous oubliez que le temps presse et qu’il est l’heure de trouver un compromis. Le jury représente le goût un point c’est tout.

Le cynique : Alors commençons puisque nous sommes condamnés à cheminer ensemble. C’est peut-être mieux ainsi. Le savoir aujourd’hui est vaste, infini. Nous ne nous plaisons guère à approfondir la matière. Un peu de morale, un peu de mystique et du fun !

L’idéaliste : Oui, reste encore à trouver la ligne conductrice ou plutôt le sens.

Le cynique : Ce n’est pas à nous de créer le sens. A chacun de comprendre le message qu’il voudra. C’est bien typique de l’homme moderne de se concocter sa petite cuisine, piochant par-ci par là un soupçon de réincarnation, la vierge Marie, les anges, les extra-terrestres, etc. etc… Que nous importe si chacun possède sa propre casuistique !

Le mystique : Arrêtons une fois pour toutes ces vaines diatribes, elles ne font que nous embrouiller davantage et nous ne voulons pas que le cerveau fasse un œdème !  Quelle forme voulez vous que cela prenne ?

Le cynique : Peu importe, mais rien de trop long ni de trop pompeux.

L’idéaliste : Bien. Je propose d’écrire un essai sur la schizophrénie de l’esprit contemporain.

Le mystique : Oui, le thème est intéressant. L’idée serait de démontrer la scission entre nos pensées et nos actes comme problème inhérent à notre mode de vie occidental. Cependant, comme le remarquait avant le cynique, l’essai n’est pas la forme idéale pour s’adresser au grand public. Il risque de devenir trop théorique et abstrait. Pour ma part, je considère qu’aucune idée ne vaut la peine d’être formulée sans lyrisme. A l’heure de la raison technicienne, la métaphore doit reprendre ses droits sur l’imaginaire.

Le cynique : Une nouvelle alors ? Une nouvelle qui raconterait l’histoire d’une existence pleine de bonne volonté et de frustration. L’histoire d’un homme qui choisit de marcher contre le vent et qui crève piteusement de s’être trop essoufflé. Parsemons ça par la méthode Houellebecq ; détails sulfureux, descriptions visuelles choquantes pour tenir le lecteur en haleine.

L’idéaliste : Allons pour la nouvelle. L’idée de reprendre le parcours de vie d’un individu en particulier me parait bonne. La méthode est simple mais toujours efficace. Nous devrions tenter de le construire à l’image de l’enfant du siècle, tel un citoyen lambda. Mais dans un écrit aussi court et qui se veut sérieux, tachons d’éviter de gaspiller de l’encre dans d’inutiles digressions à caractère sexuel, je vous en prie.

Le mystique : Je n’y suis pas complètement opposé. Ces détails, bien tournés, peuvent être d’une importance capitale pour rendre compte de la misère morale dans laquelle erre notre héros.

Le cynique : Bien sûr, pour que le lecteur nous suive, il est nécessaire de lui faire comprendre que nous partageons ses vices. Il pourra se reconnaitre en nous. Et puis la tactique est béton : deux trois scènes bien hard et paf ! Tu places quelques réflexions. Juste le temps au corps de se relâcher, l’esprit reste alerte et concentré. Alors le lecteur continuera jusqu’au moment où il commencera à s’ennuyer. C’est là qu’il faudra réactiver l’émoi des sens. N’a-t’on jamais trouvé de meilleure captatio benevolentiæ ?

L’idéaliste : Soit… Mais ne perdons pas de vue le but de la démarche. Par là, il s’agit de dénoncer le processus qui créé le hiatus entre ce à quoi on aspire à un certain moment de sa vie, précisément à l’orée de son existence, et le moment où l’on ne choisit plus mais ou l’on cède aux pressions extérieures et, au final, où l’on se subit.

Le mystique : Exactement ! Cet éclairage nous permettrait également de faire ressentir comment s’opère dans cette société la progressive annihilation de toute volonté créatrice. Elle ne s’insinue pas par la paresse ou l’ennui mais dans une gesticulation sans vie. Au lieu de laisser à l’homme la possibilité de s’épanouir spirituellement sans contrainte, la société le force à suivre des chemins qu’il n’a pas forcément choisis. Il perd alors le contrôle de lui-même, ses actes ne sont plus mus par ses véritables intentions. C’est un premier pas vers l’aliénation. A travers cette nouvelle, nous pourrons provoquer chez le lecteur un sentiment mêlé de dégoût, de pitié et de fatalité envers le personnage.

Le cynique : Très judicieux ! Sentiment qu’il transposera d’autant plus à sa personne si celui-ci lui ressemble. Et si la narration s’écrivait au futur ? Une narration ne laissant aucun espoir, dévoilant l’ornière inéluctable dans laquelle se glisse chaque homme dès sa prime enfance ?

L’idéaliste : Attendez, attendez. Je ne vois pour l’instant aucune porte de sortie pour le lecteur : que pourrait lui inspirer cette nouvelle à part retomber dans le pessimisme et l’inaction ?

Le mystique : c’est là qu’interviendra l’élément mystique. Commençons plutôt l’histoire par sa fin, c'est-à-dire par la mort du héros. Racontons ce qu’il s’y passe, la réaction de ses proches, l’effet que produit dans son entourage sa disparition. Et de manière tacite, faisons de lui le narrateur de ces événements comme s’il pouvait observer les siens depuis le haut. Puis, saisi de stupeur devant l’indifférence générale, il lui viendra le désir de reprendre point par point et en tant qu’observateur, les différentes étapes de sa vie, ce qui l’a conduit à abandonner son véritable devenir.  C’est là que nous pourrons le mettre face à ses choix et face à lui-même, cette fois-ci non en tant qu’acteur mais en tant que juge.   

L’idéaliste : Ce n’est pas si mal, je crois que nous tenons quelque chose. Ta méthode relève un peu du marabout, néanmoins elle est efficace. En créant ainsi une situation hypothétique, tu combines l’avantage de nous faire réfléchir à la réalité du libre arbitre tout en gardant la possibilité de fustiger le conditionnement dans lequel cette société nous pousse. Car la volonté qui s’élabore dans la délibération d’un peuple n’a de sens que si l’imaginaire de chacun a cessé d’être pollué par la marchandise, le divertissement à outrance et la recherche exclusive d’un intérêt purement vénal. C’est dans cet entre deux que réside l’espoir d’un changement puisque nous ne lançons plus uniquement l’anathème sur un modèle sociétal mais également sur sa propre personne, passive devant le déroulement de sa vie. Ce procédé nous évitera de n’avoir d’autre choix pour conclure que de verser dans un manichéisme moralisateur.

Le cynique : Je ne partage guère votre engouement mais théoriquement, il est vrai que c’est en tant que responsables directs de tous nos maux que nous devrions nous percevoir et non en impuissants. Ma foi, le concept de l’histoire est original et surtout offre la possibilité de divertir le lecteur grâce aux scènes du vécu de notre héros.

Le mystique : Oui, tant que nous garderons en vue ce rapport du sujet s’observant, nous auront une grande liberté d’action. Le but étant de faire prendre conscience au lecteur de la nécessité de s’écouter un peu plus pour donner a son potentiel créateur la chance de se réaliser. La peur est un moteur puissant. L’annonce d’un probable cancer suffit à faire arrêter n’importe quel fumeur. Ici l’angoisse est plutôt de se retrouver un jour, trop vieux, accablé du poids des regrets et comprendre trop tard que l’on a fait fausse route depuis le début.

L’idéaliste : Je crois que nous avons tout ce qu’il nous faut. Pourtant quelque chose cloche. Je ne saurais dire quoi, mais j’ai la désagréable sensation que nous commettons une erreur…

Le cynique : Sans aucun doute oui.

Le mystique : Cesse donc de toujours rechercher la perfection. Nous pourrons toujours parfaire le récit pendant la rédaction.

L’idéaliste : Non ! Non ! J’y suis ! C’est bien pire que cela ! N’avez-vous rien remarqué ? La trame ? Le personnage ? La chute ? Bon sang, tout est à refaire.

Le mystique : Tu veux parler de la ressemblance avec « La mort d’Ivan Ilitch » n’est-ce pas ? J’ai aussi pu le constater.

L’idéaliste : La ressemblance ? Un véritable copié collé oui ! Moi qui croyait qu’en associant nos efforts, nous serions à même de construire quelque chose de neuf et voilà qu’à présent c’est toute notre crédibilité qui s’envole. Nous ne faisons que ressasser ce qui à déjà été dit.

Le cynique : Est-ce si grave ? Nous n’avons qu’à en faire un remake plus moderne, plus percutant pour notre génération. Et si la nouvelle de Tolstoï fut un succès, c’est tout bénef pour nous !

Le mystique : Exactement. Le cynique parle avec justesse. Par quelles chimères veux-tu créer une pensée nouvelle si l’humanité stagne dans ses problèmes ? Tant que nous serons maintenu dans ce cycle ou les mêmes idées apparaissent, disparaissent puis ressurgissent au fil des siècles, notre devoir moral est de continuer à répandre l’idée de la possibilité d’un autre monde. L’homme reste toujours recroquevillé en sa chrysalide et ce malgré les multiples tentatives de certains visionnaires pour les en libérer. Il faut d’abord comprendre cette chose très importante : la connaissance comporte des degrés, des intensités variables, et la pensée se répètera jusqu’à ce qu’elle ait été assez approfondie pour être acceptée aux yeux de tous.

Le cerveau : Parfait ! Vous avez bien travaillé. Je suis fier de vous. Vous pouvez vous reposer à présent.

Les trois ensemble : Mais on ne l’écrit pas cette nouvelle ?

Le cerveau : Non, ce n’est pas nécessaire, je m’en occuperai.

L’idéaliste : Mais à quoi rime toute cette mascarade ?

Le cynique : Encore une fois, à tuer le temps en attendant que le temps ne nous tue.

Le mystique : Ou peut-être croit-on créer une histoire et c’est au final l’histoire qui nous créé…

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